Le scénario du film « Oppenheimer »

Partie 1/2

De la même manière que j’étudie souvent les traductions que je lis, j’ai pour habitude – presque inconsciente, cette fois – d’analyser la structure de tous les récit que je rencontre. Livre, série ou film, sans distinction, car si la forme change, le fond reste souvent de même nature. Que mes impressions soient positives ou négatives, elles m’apprennent toujours quelque chose sur la façon dont on peut raconter une histoire, ou les erreurs, à mes yeux, que je ne souhaite pas reproduire. 

Généralement, je garde mes réflexions pour moi, ou je ne les partage que parcimonieusement. Mais étant donné que tout le monde y va de son commentaire sur ce film et qu’il y a fort à dire, je me permets d’en faire de même cette fois-ci, en espérant que cela puisse être instructif pour qui me lira. N’hésitez pas à me donner votre avis dans les commentaires, et à me dire si vous seriez intéressé(e)s par d’autres analyses – je pense notamment à l’épineuse dernière saison de Game of Thrones, qui m’a beaucoup marquée.

Ainsi donc, je suis ressortie il y a quelques jours du visionnage d’Oppenheimer, réalisé par Christopher Nolan, et je dois dire que je me sens assez frustrée. Il y a trois gros points forts à ce film : le jeu des acteurs, la bande originale de Ludwig Göransson, et le visuel. L’expérience est donc globalement agréable. Mais je n’irai pas jusqu’à dire satisfaisante. Car ce qui est particulièrement discutable à mon sens, et qui atténue la splendeur des trois points cités, c’est la façon dont le scénario a été écrit.

Source : Geeks Lands

1. Le début et le rythme du récit

Pour commencer, on rentre dans le film comme on sauterait dans un train déjà lancé à pleine vitesse, sans vraiment savoir d’où il part. La famille et l’enfance de J. Robert Oppenheimer semblent inexistantes. Peut-être n’auraient-elles pas apporté grand-chose au film, mais il assez déroutant de ne pas prendre le temps de découvrir le protagoniste. Souvent, c’est dans l’enfance ou les jeunes années d’adulte que se construisent le caractère, les passions et les ambitions d’un personnage. Ici, on a la sensation d’avoir commencé la lecture d’un livre en ouvrant une page au hasard, vaguement dans la première moitié.

Oppenheimer oeil

Dans ce train, pendant la première heure environ, les paysages défilent à toute allure sans nous laisser le temps d’appréhender grand-chose. Le jeu de Cillian Murphy est excellent, et sa transformation physique impressionnante, mais on ne se sent pas proche d’Oppenheimer, de son parcours, de ses amours, de son entourage. Tout semble secondaire, survolé, insignifiant. Les dialogues s’enchaînent eux aussi sans être mémorables ni impactants, rapidement chassés par une autre scène. 

On effleure donc la surface de la vie d’Oppenheimer sans véritablement prendre le temps de plonger dedans. Comme si la raconter était un passage obligé dont Christopher Nolan se serait bien passé. Même la réplique « Now I am become death, the destroyer of worlds » tirée de la Bhagavad Gita me donne l’impression d’avoir été placée à un mauvais moment tant elle est noyée dans tout le reste. Certes, Nolan décide de la répéter une seconde fois pendant l’essai Trinity, mais il aurait sans doute été plus appréciable de l’entendre ici pour la première fois, car le contexte s’y prête davantage. 

On aurait pu attirer l’attention sur les livres en sanskrit de sa bibliothèque et s’arrêter au moment où il explique qu’il ne sait pas encore bien le lire. Cela aurait été un bon moyen d’illustrer sa progression, de faire comprendre qu’il sait désormais lire le sanskrit au moment où a lieu l’essai Trinity. Par ailleurs, Oppenheimer a en réalité prononcé ces mots lors d’une interview pour la BBC en 1965, soit vingt ans après Hiroshima et Nagasaki. Placer cette réplique pendant l’audition de sécurité de 1954, par exemple, où le sentiment de culpabilité d’Oppenheimer est fortement mis en avant, n’aurait pas été une mauvaise idée. Cela aurait certainement été moins maladroit que de le faire au tout début du film, pendant une scène de sexe qui s’interrompt pour enchaîner dessus d’une façon assez peu naturelle. 

Mais ce n’est qu’un détail, et je pourrais presque accepter que l’on me dise que je chipote. Car au fond, c’est surtout la cadence général du film qui me chiffonne le plus. Rétrospectivement, en regardant à nouveau les bande-annonces après être sortie de la salle de cinéma, elles me semblent avoir un rythme bien meilleur que le film en lui-même. Elles nous font miroiter une étroite proximité avec le personnage que l’on n’atteint jamais vraiment – un choix qui peut être justifié, mais qui ne m’apparaît pas comme étant le plus pertinent quand le titre du film est éponyme.

Oppenheimer fabrication de la bombe

Les bandes-annonces posent également bien mieux les enjeux psychologiques de cette course à la bombe atomique que le film, où la vitesse d’enchaînement des scènes ne permet pas toujours de saisir avec autant d’ampleur la gravité des évènements qui vont suivre. La mise en parallèle de l’avancée des travaux pendant la guerre avec l’audition de sécurité aurait pu corriger cela, mais je ne trouve pas qu’elle l’ait fait. Au contraire, elle rend même le récit global un peu confus à certains égards. L’émotion est dite, évoquée, mais pas assez ressentie. L’effet dramatique n’est pour moi que trop rarement réussi, comme lors des scènes entre Albert Einstein et Oppenheimer, qui semblent être les deux seules personnes à appréhender les enjeux dans leur totalité, et dans ce qu’ils ont de plus brutal et définitif. Mais ces scènes ne suffisent hélas pas à rattraper l’ensemble du film.  

L’un des conseils d’écriture les plus connus est le fameux « Show, don’t tell. » Le fait que le cinéma soit un art visuel et non littéraire me ferait adapter cette formulation en une autre, que je pense plus appropriée : « Make them feel, not just see. » Car voir, ce n’est pas forcément ressentir. Et je trouve que Nolan ne suit pas ce conseil dans ce film, du moins pas assez souvent.

Albert Einstein Oppenheimer

2. Trinity, Hiroshima, Nagasaki

La partie où ils arrivent au grand test de Trinity est malgré tout magnifique. Le rythme se pose enfin. C’est l’un des rares passages où l’on arrive à saisir l’importance du moment, où l’on prend le temps de faire sentir la tension monter peu à peu, et où l’émotion prend enfin la place qu’elle mérite. Je pensais alors que nous allions continuer à éprouver cette tension jusqu’au largage des bombes sur Hiroshima et Nagasaki, but ultime de tous ces travaux. Mais hélas, je me suis trompée. À croire que Trinity était le climax, et non tout ce qui s’est ensuivi.

Oppenheimer compte à rebours

Et encore, même pour une scène aux allures de climax, son traitement n’a été que très partiel. Car étonnamment, on ne parle jamais dans le reste du film de toutes les conséquences que cet essai atomique a eu sur les alentours, et notamment au Nouveau-Mexique. Ils croyaient ce site isolé, alors que des milliers de personnes se trouvaient non loin. Les répercussions de cet essai nucléaire sont aussi nombreuses que désastreuses et font encore débat aujourd’hui. Les retombées radioactives ont été détectées jusqu’à New York. Il y a eu un nombre impressionnant de morts, de personnes touchées par des cancers et autres maladies. L’environnement a été complètement contaminé. Les terres, les sources d’eau, les animaux, rien n’a été épargné.

Et pourtant, rien de tout cela n’est évoqué dans le film. Je peine à le comprendre. Même en raisonnant en des termes purement et froidement scénaristiques, je ne comprends pas comment l’on peut vouloir se passer d’un ressort dramatique aussi intéressant : un scientifique américain, œuvrant pour mettre un terme à la Seconde Guerre mondiale, inflige ce faisant une catastrophe à une partie de son propre peuple. Car il n’y a pas que les Japonais qui ont souffert de la bombe atomique, il y a aussi les Américains. Et on leur a caché tout cela. Qui ne voudrait pas voir cette partie de l’histoire traitée ? Le sujet est encore délicat aujourd’hui, mais pourquoi faire comme si rien de tout ceci n’avait eu lieu ? Sans vouloir adopter une posture pro ou anti quoi que ce soit, ce film n’aurait-il pas été l’occasion idéale de rendre hommage aux victimes de la bombe atomique, et de mettre en lumière la complexité poignante de notre histoire sous tous ses aspects ?

Le site de Trinity après l’essai
(Source : Atomic Archive)

En parlant des victimes, j’ai également été interloquée par la façon dont les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki ont été traités. Tout dans le film laisse à penser que ce sera le point culminant de l’intrigue, ce vers quoi tout se dirige. Après tout, dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, c’est le cas. Mais au lieu de cela, on ne nous montre rien. Les bombardements sont à peine évoqués, jamais montrés. On ne saisit pas l’ampleur des dégâts. Seules quelques scènes en font l’évocation, comme lorsque Oppenheimer croit voir la foule en liesse se décomposer sous l’effet d’une bombe imaginaire, ou lorsqu’on le voit assis dans une salle de projection où quelqu’un présente les conséquences des bombardements, mais sans jamais nous les montrer.

Les décombres d’Hiroshima (Source : La Presse)

Par ailleurs, on ne voit presque aucune réaction extérieure, on ne sait pas ce qu’en pensent les gens en dehors de ceux qui travaillent sur le projet. Et encore, « savoir ce qu’ils en pensent », c’est peut-être exagéré. Ils exultent, c’est à peu près tout. En guise de nuance, on voit simplement pendant quelques secondes qu’Oppenheimer aperçoit deux personnes de Los Alamos en train de pleurer dans un coin et une autre en train de vomir pendant que tout le monde fait la fête. 

Certes, c’est peut-être ce qu’il a vu et vécu sur le coup. Après tout, les Américains sont effectivement restés dans l’ignorance pendant les mois qui ont suivi – jusqu’à un essai publié en 1946, que j’évoque dans la seconde partie. Mais Oppenheimer n’était pas un Américain lambda, et le traitement de l’horreur de ces bombardements dans l’ensemble de ce film me semble beaucoup trop vague, beaucoup trop distant. Je comprends désormais pourquoi certains Japonais ayant eu l’occasion de le voir en dehors du Japon dénoncent le fait que ces évènements aient été traités avec insensibilité, voire indifférence. Car c’est mon impression aussi, et même si je suis sûre qu’il y a une explication derrière, je peine à la trouver. Les victimes, américaines et japonaises, semblent ne pas exister.

Sans vouloir verser dans une fascination malsaine et morbide pour le souffle brûlant de l’apocalypse qui a déchiré le monde en cet été 1945 et après, je pense qu’il y a tout de même un équilibre à trouver entre trop montrer et ne rien montrer. Montrer ne veut pas dire vénérer, glorifier, excuser, justifier. Je sais que l’horreur est parfois plus effroyable encore lorsqu’elle est sous‑entendue et non montrée frontalement. Lorsque l’on laisse l’imagination du public s’emballer toute seule. Mais dans ce film, l’effet est assez mal dosé selon moi. Et les affiches, toutes plus écarlates et flamboyantes les unes que les autres, sont finalement très trompeuses. Si le but n’était pas de montrer concrètement les effets désastreux de la bombe atomique, mais plutôt une sorte d’introspection de J. Robert Oppenheimer, pourquoi ne pas avoir choisi des affiches plus sobres, plus sombres ?

Oppenheimer seul

* Toutes les images sans légendes ont été tirées des deux bandes-annonces du film disponibles sur YouTube.