Le scénario du film « Oppenheimer »
Partie 2/2
Dans la première partie de cette analyse du scénario d’Oppenheimer, je vous ai parlé de la façon dont le film commence, et des problèmes de rythme que j’ai pu relever. J’ai ensuite évoqué de manière spécifique le traitement de deux tournants majeurs de la Seconde Guerre mondiale et de la vie de J. Robert Oppenheimer : l’essai Trinity et les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki.
J’en profite pour faire une brève digression : pourquoi prononcez-vous tous correctement « sushi », « sashimi » ou « saké », mais pas « Nagasaki » et « wasabi » ? Le « s » japonais se prononce toujours de la même manière. Ainsi, on ne devrait jamais dire « Nagazaki » et « wazabi », mais bien « Nagassaki » et « wassabi ». J’entends pourtant si souvent cette erreur !
Mais revenons à ce sujet hautement plus sérieux. Dans cette dernière partie, j’ai choisi d’aborder deux points que je n’ai pu séparer en deux, étant donné qu’ils sont assez intimement liés dans le film. Le premier touche à la façon dont les émotions sont traitées – ou pas, justement –, à la fois chez les personnages et chez les spectateurs, car cela aussi est lié. Le second concerne la représentation d’Oppenheimer dans l’histoire et dans le monde, et les exemples d’Hiroshima et Nagasaki en étaient un premier aperçu. Ces deux points me semblent traités de façon trop superficielle dans le film, et je vais vous expliquer pourquoi.
3. Le traitement des émotions et du poids d’Oppenheimer dans l’Histoire
Alors que cette œuvre a l’ambition de traiter un tournant majeur de notre histoire contemporaine, un tournant bourré d’évènements dramatiques et terrifiants, on peine à en saisir l’ampleur ici. L’histoire d’Oppenheimer est autant l’histoire d’un physicien américain que celle du monde contemporain tout entier. Vouloir autant séparer les deux pour ne se concentrer que sur l’homme n’a aucun sens et efface une partie du message.
Le fait que les points de vue soient particulièrement resserrés dans ce film n’aide en rien. Si les émotions d’Oppenheimer sont plutôt bien retranscrites – bien que l’on garde toujours une certaine distance sans doute voulue avec lui –, ce n’est pas le cas des autres personnages, à quelques exceptions près. C’est particulièrement regrettable, car quand on veut faire un film sur la naissance d’un Prométhée, d’une légende, d’un homme devenu Dieu, d’un anti-héros aussi fascinant qu’effrayant, ou de tout ce que vous voulez du même genre, il faut se donner les moyens de ses ambitions. Et pour ce faire, il ne suffit pas de faire des gros plans sur le visage émacié d’Oppenheimer pour montrer à quel point il est mentalement tiraillé. Et la puissance de la bande originale ne peut pas non plus faire tout le travail, ce serait trop facile.
Pour montrer le changement de dimension qu’opère le protagoniste, peu importe lequel, il est selon moi absolument fondamental de s’appuyer sur les personnages autour de ce dernier, comme des fragments de miroir qui reflèteraient la lumière du soleil – ou les ombres qu’il projette, justement. Ce sont les regards qu’ils portent sur Oppenheimer – et par extension nos regards à nous, humains du XXIe siècle – qui le transforment en Prométhée. On parle du père de la bombe atomique ! Quoi que l’on puisse en penser, ce n’est pas rien. Se contenter de le mettre devant une foule de quasi‑inconnus qui l’acclament et de l’afficher en couverture du Time n’est pas assez poignant.
Il faut montrer que les gens autour de lui prennent peu à peu conscience de la complexité vertigineuse du rôle qu’il joue dans l’Histoire, et potentiellement dans l’avenir de l’humanité. Pour rendre le personnage historique, il faut pouvoir ressentir son impact sur les gens et sur le cours des évènements. Ressentir les émotions que le personnage suscite chez les autres, depuis l’euphorie jusqu’à la terreur.
Il y a eu des efforts faits en ce sens, mais on s’y est trop peu attardés pour qu’ils fassent grande impression sur le récit. On aurait notamment pu davantage s’appuyer sur le personnage de Kitty, qui aurait pu être une véritable valeur ajoutée – comme lors de l’une des dernières scènes du film – mais qui n’a pas été assez mise en valeur à mon avis. En parlant de personnages peu mis en valeur, saviez-vous que Jean Tatlock était médecin et psychiatre ? Son importance dans l’histoire semble se résumer à celle d’une femme qui couche avec le protagoniste, puis se suicide. Même si le film ne se concentre pas sur elle, c’est assez réducteur.
Et par ailleurs, il est difficile de parvenir à cet effet « miroir » de la lumière et de l’ombre d’Oppenheimer quand on n’a aucun écho, aucune vision des conséquences de ses travaux aussi salutaires que monstrueux. On ne sait pas comment les États-Unis et le reste du monde perçoivent tout cela. Ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un biopic que tout le script est censé ne jamais dévier de la première personne. Le protagoniste aussi assiste à l’évolution de la guerre, à ce qui se passe dans le monde, à ce qu’on dit sur lui. Mais on en a rarement l’impression.
Car le film tout entier est comme mis sous cloche, principalement à Los Alamos, dans la petite salle miteuse du procès, puis dans la grande, et dans quelques autres salles et laboratoires. Les scènes où Oppenheimer est acclamé par une foule donnent parfois une impression étouffante de huis-clos. Le Japon ne semble presque pas exister, au final. Ni les États-Unis dans leur globalité. Même le bref entretien entre Oppenheimer et le président Truman ne suffit pas à donner une plus grande ampleur à l’évènement, et le rythme du récit ne permet pas non plus de faciliter cette prise de conscience. L’effet voulu est sans doute de se concentrer sur le point de vue d’Oppenheimer et sur le fait qu’il a vécu la guerre dans le secret de leurs travaux, mais à trop vouloir masquer la réalité, on finit par avoir l’impression de porter des œillères. À mon sens, cela atténue considérablement l’importance de son rôle dans l’histoire, et on passe à côté de beaucoup d’éléments qui auraient pu renforcer l’aspect dramatique du récit. On ne sent pas que le monde a été profondément marqué par ses travaux, tout simplement parce que le monde n’est que trop partiellement représenté – principalement sous forme de cartes.
Un autre marqueur de cette « mise sous cloche » m’a aussi particulièrement dérangée. Dans le film, les Nazis sont mentionnés à plusieurs reprises, mais leur existence paraît extraordinairement lointaine, presque irréelle. On ne ressent pas vraiment la menace que les Allemands représentent, ni la peur viscérale qu’ils aient une bombe avant les Américains. On ne sent pas les battements de notre cœur s’accélérer au fur et à mesure que les recherches avancent. On assiste certes à un travail scientifique dangereux et incertain, mais sans réellement percevoir que le projet est bien inscrit dans son contexte global. Cela aurait pourtant été un ressort scénaristique particulièrement intéressant.
Cette tension est par exemple beaucoup mieux mise en scène dans le film The Imitation Game, qui raconte la façon dont le mathématicien Alan Turing et son équipe ont réussi à décrypter Enigma, la machine de cryptographie utilisée par les Nazis. Dans ce film, la peur de perdre du temps pousse certains chercheurs au bord de la crise de nerfs, car tous sont parfaitement conscients qu’à chaque seconde qui passe, il y a des morts qu’ils n’auront pas pu éviter. Prenez le temps d’écouter les morceaux « Decrypting » et « U-Boats », composés par l’excellent Alexandre Desplat pour ce film, et demandez-vous à quel moment dans Oppenheimer cette tension est aussi palpable pendant les travaux de recherche des scientifiques. Pour avoir déjà écouté plusieurs fois la bande-son complète des deux films, il n’y a pas de comparaison possible.
Extrait de la bande-annonce du film The Imitation Game (2014)
Pourtant, dans The Imitation Game, il est « seulement » question de décrypter un code, pas de fabriquer une bombe nucléaire avant l’ennemi. S’il y a bien un film où l’angoisse d’une course contre la montre devrait être parfaitement retranscrite, c’est Oppenheimer. Et ce n’est étonnamment pas le cas. En outre, les physiciens ne vivent pas hors du temps et de l’espace, bien au contraire. Ce sont les premiers à avoir compris qu’une course s’était engagée avec l’Allemagne nazie. Szilard, que l’on voit dans le film, est même convaincu que la seule manière d’arrêter Hitler est d’avoir la bombe en premier. C’est d’ailleurs lui qui pousse Einstein à écrire une lettre à Roosevelt pour l’avertir du danger. Malgré cela, on ne ressent pas cette urgence angoissante. Nous n’avons même pas le droit au fameux tic-tac en fond sonore pour nous faire froid dans le dos.
Deux ans après cette lettre à Roosevelt, l’attaque de Pearl Harbor a lieu. Quatre jours plus tard, Hitler déclare la guerre aux États-Unis. « Le projet de recherche sur l’uranium revêt alors une importance primordiale », explique le documentaire La Bombe sorti sur Arte le mois dernier. C’est ce qui motivera les Américains à bombarder le Japon. Mais étonnamment, ni l’attaque de Pearl Harbor, ni la déclaration de guerre à l’encontre des États-Unis ne sont mises en avant dans le film, alors que ce sont des évènements capitaux. Qu’a ressenti Oppenheimer lorsque cela s’est produit ? Qu’ont ressenti les autres scientifiques ? Et le reste de la population américaine ? Nous n’en avons aucune idée. Étonnamment, le film ne semble pas considérer que ces tournants dans la guerre soient suffisamment marquants pour le montrer.
On ne voit pas non plus les bouleversement provoqués par la bombe atomique sur le monde une fois la guerre terminée. Bien sûr, la course à l’armement avec l’URSS est évoquée, mais c’est bien l’un des rares points traités, en raison du fait que le communisme est une question aussi centrale dans l’histoire américaine que dans la vie d’Oppenheimer. Cependant, il n’y a aucune mention des essais de l’opération Crossroads dans l’atoll de Bikini et de ses conséquences, alors qu’elle est considérée par beaucoup comme étant le premier désastre nucléaire de l’histoire. Pas de mention non plus de l’essai « Hiroshima » écrit par John Hersey et publié dans The New Yorker le 31 août 1946, à peine un an après les bombardements sur le Japon. Ce texte a pourtant eu un retentissement mondial, à tel point que les radios anglophones interrompaient leurs programmes habituels pour en diffuser la lecture. Pas non plus de description particulière de cet Âge atomique dans lequel le monde est entré peu à peu, et de l’influence que l’atome et le nucléaire ont eu sur la société américaine au cours des décennies suivantes.
Version française de l’essai de John Hersey parue le 14 septembre 1946 dans le journal France-Soir (Source : Retronews)
J’ai également été déçue par le fait que Nolan n’a pas véritablement saisi cette occasion pour apporter quelques pistes de réflexion psychologiques et philosophiques sur la question. Ce n’est pourtant pas comme si le sujet ne s’y prêtait pas. Plusieurs répliques très intrigantes du film sont d’ailleurs posées dans les deux bandes-annonces : « They won’t fear it until they understand it. And they won’t understand it until they’ve used it. » ; « I don’t know if we can be trusted with such a weapon. » ; « Is anyone ever going to tell the truth about what’s happening here? » ; « You are the man who gave them the power to destroy themselves. And the world is not prepared. »
Malheureusement, aucune de ces répliques ne sera vraiment approfondie, et aucune de ces questions soulevées n’aura ne serait-ce qu’une tentative de réponse dans le film. Le monde a-t-il fini par comprendre et craindre la bombe atomique ? A-t-on eu raison de faire confiance à ses créateurs ? Sait-on réellement tout ce qui s’est passé pendant les recherches, les essais, et même après ? Le monde était-il prêt à accueillir la bombe, ou non ? La complexité de ce que l’humain est capable d’accomplir, à la fois pour se sauver et pour s’auto-détruire, et la façon dont il réagit face à ce qu’il a déclenché, pour le meilleur comme pour le pire, ne semble pas être un angle d’approche suffisamment intéressant aux yeux du réalisateur. Je ne réclamais bien évidemment pas un documentaire pompeux sur la philosophie de la physique quantique. Mais je m’attendais tout de même à ce que ce film soit plus profond qu’il ne l’est. S’il y en a bien un où cela aurait été pertinent, c’est celui-ci !
Tout compte fait, ce film ne nous montre pas véritablement l’ampleur de l’influence qu’a eu et que continue d’avoir J. Robert Oppenheimer sur nos vies. Pourtant, bien qu’il ne soit pas responsable de tous les usages qui ont été fait de ses travaux, il ne peut en contester la paternité. Tout cela est, d’une certaine manière, son héritage. Il est curieux de réaliser un film sur sa vie sans montrer véritablement quelle trace il a laissé sur le monde et dans l’histoire.
4. Conclusion
Au final, pour un film dont l’affiche nous donne l’impression de nous prendre une déflagration en pleine figure par le simple fait de la regarder, c’est assez décevant. Il n’est pas fondamentalement mauvais ou inintéressant – tout de même, n’exagérons rien ! –, mais c’est la façon dont l’histoire est racontée qui me laisse sur ma faim. Seule la scène de l’essai Trinity était véritablement à la hauteur de mes attentes, et il est dommage que le reste du film n’ait pas été de la même trempe, ou mieux dosé. Même l’audition de sécurité, montée comme le dernier climax du film, n’a pas eu selon moi la dimension théâtrale qui était sans doute recherchée. J’ai d’ailleurs le sentiment que l’on s’est peut-être un peu trop attardés sur le personnage de Lewis Strauss, quand on pense à tous les faits historiques nettement plus importants qui sont passés sous silence dans le film.
On nous promettait d’assister à la naissance d’un Dieu parmi les hommes, d’une invention historique si dévastatrice qu’elle pourrait détruire le monde entier, et on a finalement eu le droit à un pétard mouillé tant les conséquences concrètes des travaux d’Oppenheimer sont camouflées, étouffées, presque honteusement tues. Les représentations de la bombe atomique se résument surtout à des visions intérieures d’envolées enflammées, de particules en fusion, de panaches de fumée couleur lave, d’atomes qui fusent dans tous les sens, mais presque uniquement dans l’esprit d’Oppenheimer. Rares sont les scènes qui représentent un évènement réel. Même si je comprends la symbolique des visions, cela rend tout de même la bande-annonce un peu trompeuse, comme ci-dessous :
On nous promettait d’être psychologiquement secoués en sortant de la salle, mais on a surtout vu un film montrant Oppenheimer être psychologiquement secoué par toute une succession d’évènements dramatiques que le scénario a étrangement choisi de minimiser, voire de masquer totalement. Comment comprendre le personnage si l’on ne peut pas voir et ressentir ce qu’il a vu et ressenti ?
Tout ceci m’amène donc à me demander à quoi bon avoir raconté cette histoire, si c’était pour taire autant d’éléments majeurs. À quoi bon parler d’Oppenheimer, si ce n’était pas pour montrer réellement, concrètement, l’impact que son travail a eu sur les gens, sur le monde ? Je m’attendais à être bouleversée comme lorsque j’ai regardé la série Chernobyl – admirable à bien des égards. Mais au final, si Chernobyl a parfaitement rempli sa mission et me donne encore des frissons aujourd’hui, Oppenheimer est passé à côté de la plaque sur un bon nombre de points et n’est donc pas un « excellent » film à mes yeux comme je l’entends et le lis souvent, même s’il est plaisant à regarder.
Au vu de son potentiel, il aurait pu être tellement plus puissant s’il avait été mieux structuré, plus complexe et plus marquant, à l’image de son visuel et de sa bande originale sans lesquels il serait nettement moins mémorable. Les exemples dans le cinéma et la littérature ne manquent pourtant pas à ce sujet. J’ai une pensée particulière pour l’adaptation du manga Hadashi no Gen, plus connu en français sous le titre de Gen d’Hiroshima. De nombreux choix de représentation, et surtout d’invisibilisation, sont difficiles à comprendre. Malgré les points positifs de ce biopic, je sors donc de ce visionnage assez perplexe, avec le sentiment d’être un peu passée à côté de l’essentiel.
* Toutes les images sans légendes ont été tirées des deux bandes-annonces du film disponibles sur YouTube.