La traduction française du Trône de Fer
III. Une trop grande prise de liberté
Dans ce troisième article, nous nous intéresserons cette fois non plus au vocabulaire archaïque ni à la tonalité plus lyrique du récit – bien que de nouveaux exemples puissent également figurer dans les extraits étudiés ici –, mais plutôt à la traduction en elle-même, dans ce qu’elle a de plus simple : la construction du texte est-elle respectée ? Les surtraductions, ou à l’inverse les omissions, ont-elles été évitées dans la mesure du possible ?
En d’autres termes, la traduction est-elle proche du texte original, malgré les écarts de Jean Sola sur le style et le ton général de l’œuvre ?
Nous étudierons ci-dessous quelques uns des extraits qui me sont apparus comme étant les plus représentatifs de cette traduction à l’issue d’une analyse détaillée de ce premier tome. Dans l’article précédent, nous avons déjà pu observer une certaine propension à fusionner dans la version française des phrases pourtant séparées dans le texte source. Il ne s’agit pas d’une simple impression, car ce constat se confirme tout au long du récit.
C’est d’autant plus flagrant dans deux extraits. Voici le premier :
Dans ce troisième article, nous nous intéresserons cette fois non plus au vocabulaire archaïque ni à la tonalité plus lyrique du récit – bien que de nouveaux exemples puissent également figurer dans les extraits étudiés ici –, mais plutôt à la traduction en elle-même, dans ce qu’elle a de plus simple : la construction du texte est-elle respectée ? Les surtraductions, ou à l’inverse les omissions, ont-elles été évitées dans la mesure du possible ?
En d’autres termes, la traduction est-elle proche du texte original, malgré les écarts de Jean Sola sur le style et le ton général de l’œuvre ?
Dans ce troisième article, nous nous intéresserons cette fois non plus au vocabulaire archaïque ni à la tonalité plus lyrique du récit – bien que de nouveaux exemples puissent également figurer dans les extraits étudiés ici –, mais plutôt à la traduction en elle-même, dans ce qu’elle a de plus simple : la construction du texte est-elle respectée ? Les surtraductions, ou à l’inverse les omissions, ont-elles été évitées dans la mesure du possible ?
En d’autres termes, la traduction est-elle proche du texte original, malgré les écarts de Jean Sola sur le style et le ton général de l’œuvre ?
Nous étudierons ci-dessous quelques uns des extraits qui me sont apparus comme étant les plus représentatifs de cette traduction à l’issue d’une analyse détaillée de ce premier tome. Dans l’article précédent, nous avons déjà pu observer une certaine propension à fusionner dans la version française des phrases pourtant séparées dans le texte source. Il ne s’agit pas d’une simple impression, car ce constat se confirme tout au long du récit.
C’est d’autant plus flagrant dans deux extraits. Voici le premier :
The right eye was open. The pupil burned blue. It saw.
The broken sword fell from nerveless fingers. Will closed his eyes to pray. Long, elegant hands brushed his cheek, then tightened around his throat. They were gloved in the finest moleskin and sticky with blood, yet the touch was ice cold.
↓
L’oeil droit, grand ouvert, voyait, lui. Car la pupille en flamboyait d’une flamme bleue.
Or, comme, mains soudain molles et paupières closes sur une prière, Will laissait tomber les morceaux d’épée, de longs doigts élégants lui frôlèrent la joue puis s’attachèrent à sa gorge. Et, bien qu’ils fussent gantés d’une taupe on ne peut plus fine et poisseuse de sang, ils diffusaient un froid polaire.
The right eye was open. The pupil burned blue. It saw.
The broken sword fell from nerveless fingers. Will closed his eyes to pray. Long, elegant hands brushed his cheek, then tightened around his throat. They were gloved in the finest moleskin and sticky with blood, yet the touch was ice cold.
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L’oeil droit, grand ouvert, voyait, lui. Car la pupille en flamboyait d’une flamme bleue.
Or, comme, mains soudain molles et paupières closes sur une prière, Will laissait tomber les morceaux d’épée, de longs doigts élégants lui frôlèrent la joue puis s’attachèrent à sa gorge. Et, bien qu’ils fussent gantés d’une taupe on ne peut plus fine et poisseuse de sang, ils diffusaient un froid polaire.
On peut tout d’abord observer que les sept phrases du texte source ont été réduites à quatre dans la traduction. Or, George R.R. Martin a délibérément choisi des phrases courtes pour être percutant, pour marquer l’importance et la gravité du moment, pour accrocher le lecteur. Dans la traduction, nous ne retrouvons absolument pas cet effet, car la profusion de phrases réunies entre elles, de virgules et de descriptions surchargées altèrent considérablement le rythme de la scène. Si l’on cherchait à rester plus fidèle au texte source, le résultat pourrait ressembler à ceci :
« L’œil droit était ouvert, lui. Une lueur bleue flamboyait dans sa pupille. Il voyait.
L’épée brisée glissa de ses doigts inertes. Will ferma les yeux pour prier. De longs doigts élégants effleurèrent sa joue, puis se serrèrent autour de sa gorge. Ils étaient recouverts par des gants en fine peau de taupe poisseux de sang, mais leur contact était pourtant glacé. »
Il est donc tout à fait possible de restituer ce paragraphe en respectant la structure source, tout en restant parfaitement compréhensible. L’effet rendu est d’ailleurs bien plus proche de celui que l’on a en lisant le texte en anglais. Pourquoi le traducteur a-t-il jugé préférable de s’éloigner à ce point de la structure d’origine ? Privilégier ici la richesse de l’expression au rythme de la scène n’est pas un choix très habile, car la seconde option est souvent la plus importante. Le lecteur doit avant tout être transporté dans la scène, et non s’émerveiller devant la beauté des phrases. C’est du moins la priorité de George R.R. Martin, et cela devrait donc se ressentir dans la traduction.
Nous pouvons également émettre quelques objections sur les traductions de certains passages. Premièrement, pour « La pupille en flamboyait d’une flamme bleue. » censé traduire « The pupil burned blue. » : pourquoi rajouter « en » ? À quoi fait-il référence ? Ce pronom alourdit la phrase sans intérêt. De plus, l’emploi des termes « flamboyait » et « flamme » dans la même phrase est quelque peu redondant.
Par ailleurs, on peut également penser que « les morceaux d’épée » est une formulation assez maladroite. On parle de morceaux de pain, de papier, de verre, mais ce terme peut difficilement s’appliquer à une épée. Cela donne l’impression que l’épée est fragile et friable. Pour rester dans le même schéma, « les fragments d’épée » serait déjà plus approprié. Mais il serait logique de présumer que seule la partie où se trouve la poignée est encore dans sa main, et que les autres fragments sont déjà éparpillés par terre. Ainsi, « l’épée brisée » semble être une traduction plus adaptée, et nettement plus proche de la formulation originale « The broken sword ».
Nous pouvons également émettre quelques objections sur les traductions de certains passages. Premièrement, pour « La pupille en flamboyait d’une flamme bleue. » censé traduire « The pupil burned blue. » : pourquoi rajouter « en » ? À quoi fait-il référence ? Ce pronom alourdit la phrase sans intérêt. De plus, l’emploi des termes « flamboyait » et « flamme » dans la même phrase est quelque peu redondant.
Par ailleurs, on peut également penser que « les morceaux d’épée » est une formulation assez maladroite. On parle de morceaux de pain, de papier, de verre, mais ce terme peut difficilement s’appliquer à une épée. Cela donne l’impression que l’épée est fragile et friable. Pour rester dans le même schéma, « les fragments d’épée » serait déjà plus approprié. Mais il serait logique de présumer que seule la partie où se trouve la poignée est encore dans sa main, et que les autres fragments sont déjà éparpillés par terre. Ainsi, « l’épée brisée » semble être une traduction plus adaptée, et nettement plus proche de la formulation originale « The broken sword ».
Enfin, l’expression « ils diffusaient un froid polaire » est également discutable. En effet, étant donné que le terme polaire tire son origine des pôles Nord et Sud qui n’existent que dans notre monde et non dans l’univers du Trône de Fer, il serait logique de le considérer comme faisant partie des termes à ne surtout pas employer dans la traduction. D’autres équivalents comme « glacé », « glacial », « glaçant » ou « d’un froid mordant » seraient à privilégier – au même titre qu’il serait mal avisé d’utiliser des expressions comme « fusiller du regard » si les fusils n’existent pas dans l’univers où se déroule l’intrigue.
Penchons-nous à présent sur le second extrait que je vous propose d’étudier :
Catelyn had never liked this godswood.
She had been born a Tully, at Riverrun far to the south, on the Red Fork of the Trident. The godswood there was a garden, bright and airy, where tall redwoods spread dappled shadows across tinkling streams, birds sang from hidden nest, and the air was spicy with the scent of flowers.
The gods of Winterfell kept a different sort of wood. It was a dark, primal place, three acres of old forest untouched for ten thousand years as the gloomy castle rose around it. It smelled of moist earth and decay. No redwoods grew here. This was a wood of stubborn sentinel trees armored in grey-green needles, of mighty oaks, of ironwoods as old as the realm itself.
→
Catelyn n’avait jamais aimé ce bois sacré.
C’est qu’elle était née Tully et là‑bas, loin vers le sud, dans le Trident, sur les rives de la Ruffurque, à Vivesaigues, et qu’à Vivesaigues le bois sacré vous avait des airs riants et ouverts de jardin. De grands rubecs y dispensaient une ombre diaprée sur l’argent sonore d’eaux vives, mille chants cascadaient de nids invisibles, et l’atmosphère était toute épicée du parfum des fleurs.
Certes, ils étaient moins brillamment lotis, les dieux de Winterfell, dans les ténèbres primitives de cette forêt en friche depuis des milliers d’années. Trois malheureux acres et qui, cernés par les remparts funèbres du château, embaumaient l’humus détrempé, la décrépitude… le rubec, ici, ne poussait pas. Un bois, cela ? un ramas de vigiers, si rébarbatifs dans leur armure vert-de-gris, de chênes énormes et de ferrugiers, non moins issus que le royaume de la nuit des temps.
Catelyn had never liked this godswood.
She had been born a Tully, at Riverrun far to the south, on the Red Fork of the Trident. The godswood there was a garden, bright and airy, where tall redwoods spread dappled shadows across tinkling streams, birds sang from hidden nest, and the air was spicy with the scent of flowers.
The gods of Winterfell kept a different sort of wood. It was a dark, primal place, three acres of old forest untouched for ten thousand years as the gloomy castle rose around it. It smelled of moist earth and decay. No redwoods grew here. This was a wood of stubborn sentinel trees armored in grey-green needles, of mighty oaks, of ironwoods as old as the realm itself.
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Catelyn n’avait jamais aimé ce bois sacré.
C’est qu’elle était née Tully et là‑bas, loin vers le sud, dans le Trident, sur les rives de la Ruffurque, à Vivesaigues, et qu’à Vivesaigues le bois sacré vous avait des airs riants et ouverts de jardin. De grands rubecs y dispensaient une ombre diaprée sur l’argent sonore d’eaux vives, mille chants cascadaient de nids invisibles, et l’atmosphère était toute épicée du parfum des fleurs.
Certes, ils étaient moins brillamment lotis, les dieux de Winterfell, dans les ténèbres primitives de cette forêt en friche depuis des milliers d’années. Trois malheureux acres et qui, cernés par les remparts funèbres du château, embaumaient l’humus détrempé, la décrépitude… le rubec, ici, ne poussait pas. Un bois, cela ? un ramas de vigiers, si rébarbatifs dans leur armure vert-de-gris, de chênes énormes et de ferrugiers, non moins issus que le royaume de la nuit des temps.
Outre le lyrisme et les archaïsmes de ce passage, nous pouvons également constater que la construction du texte est bien différente dans la traduction, et plus particulièrement dans la seconde moitié. Il est impossible de ne pas remarquer à quel point le découpage et l’assemblage de ce passage diffère du texte source dans la traduction :
La première phrase, « The gods of Winterfell kept a different sort of wood. », très simple et courte en anglais, permet de marquer une opposition franche et catégorique entre les deux bois, tout en laissant une petite part de suspense en poussant le lecteur à se demander en quoi le second est différent. On ne retrouve pas du tout cet effet dans la traduction, qui commence par une concession absente dans le texte source.
Traduire « a different sort » par « moins brillamment lotis », en plus d’annuler tout effet de surprise, prend un parti trop engagé que George R.R. Martin n’a pas pris. En effet, si la description dans le texte source ne cherche pas à glorifier le bois sacré de Winterfell, elle tente tout de même de faire émaner de ces lieux une certaine prestance – certes inquiétante, mais puissante. On se sent vulnérable et insignifiant à l’idée de s’aventurer entre les troncs sombres et imposants de ce bois.
La première phrase, « The gods of Winterfell kept a different sort of wood. », très simple et courte en anglais, permet de marquer une opposition franche et catégorique entre les deux bois, tout en laissant une petite part de suspense en poussant le lecteur à se demander en quoi le second est différent. On ne retrouve pas du tout cet effet dans la traduction, qui commence par une concession absente dans le texte source.
Traduire « a different sort » par « moins brillamment lotis », en plus d’annuler tout effet de surprise, prend un parti trop engagé que George R.R. Martin n’a pas pris. En effet, si la description dans le texte source ne cherche pas à glorifier le bois sacré de Winterfell, elle tente tout de même de faire émaner de ces lieux une certaine prestance – certes inquiétante, mais puissante. On se sent vulnérable et insignifiant à l’idée de s’aventurer entre les troncs sombres et imposants de ce bois.
Prendre la liberté d’ajouter dans la traduction qu’ils étaient « moins brillamment lotis » renvoie immédiatement au lecteur l’impression que le bois de Winterfell a tout à envier à celui de Vivesaigues. Or, dans le texte source, il s’agit uniquement de ce que ressent Catelyn Stark. Certains lecteurs préfèrent sûrement une forêt dense, profonde et plongée dans une sorte de brouillard à la fois mystérieux et inquiétant, à un jardin brillant et aéré où gazouillent les oiseaux et chantent les rivières. Ce sont tout simplement deux lieux différents, et si le texte original ne fait que les décrire sans forcer le lecteur à prendre un parti, la traduction française, elle, impose la vision des choses de Catelyn.
Pour finir, les acres ne sont absolument pas « malheureux » dans le texte source, et nous pouvons nous interroger sur l’utilité de « et qui » après « trois malheureux acres », alors qu’il n’y a rien d’autre que le sujet devant et qu’il ne s’agit pas d’une énumération.
Le bouleversement de la construction des phrases est une opération qui se retrouve régulièrement dans la traduction. Cet autre extrait, d’un
échange entre Viserys et sa sœur Daenerys, illustre bien le sujet :
He studied her critically. “You still slouch. Straighten yourself.” He pushed back her shoulders with his hands. “Let them see that you have a woman’s shape now.” His fingers brushed lightly over her budding breasts and tightened on a nipple. “You will not fail me tonight. If you do, it will go hard for you. You don’t want to wake the dragon, do you?” His fingers twisted her, the pinch cruelly hard through the rough fabric of her tunic. “Do you?” he repeated.
“No,” Dany said meekly.
Her brother smiled. “Good.” He touched her hair, almost with affection. “When they write the history of my reign, sweet sister, they will say that it began tonight.”
→
Puis, la détaillant d’un regard critique : « Toujours aussi gauche ! – redresse toi », il lui repoussa les épaules. « Montre-leur donc que tu es une femme, désormais. », insista-t-il en balayant d’un geste désinvolte la gorge naissante avant d’en pincer un bouton, « et gare à toi, si tu me manques, ce soir. Tu ne souhaites pas réveiller le dragon, je pense ? » À travers le tissu grossier de la tunique, l’étau resseré de ses doigts opéra une torsion blessante. « Si ?
— Non, dit-elle humblement.
Bon ! sourit-il, presque affectueux, en lui caressant les cheveux. Vois-tu, sœurette, lorsqu’on écrira l’histoire de mon règne, on datera de ce soir mon avènement. »
He studied her critically. “You still slouch. Straighten yourself.” He pushed back her shoulders with his hands. “Let them see that you have a woman’s shape now.” His fingers brushed lightly over her budding breasts and tightened on a nipple. “You will not fail me tonight. If you do, it will go hard for you. You don’t want to wake the dragon, do you?” His fingers twisted her, the pinch cruelly hard through the rough fabric of her tunic. “Do you?” he repeated.
“No,” Dany said meekly.
Her brother smiled. “Good.” He touched her hair, almost with affection. “When they write the history of my reign, sweet sister, they will say that it began tonight.”
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Puis, la détaillant d’un regard critique : « Toujours aussi gauche ! – redresse toi », il lui repoussa les épaules. « Montre-leur donc que tu es une femme, désormais. », insista-t-il en balayant d’un geste désinvolte la gorge naissante avant d’en pincer un bouton, « et gare à toi, si tu me manques, ce soir. Tu ne souhaites pas réveiller le dragon, je pense ? » À travers le tissu grossier de la tunique, l’étau resseré de ses doigts opéra une torsion blessante. « Si ?
— Non, dit-elle humblement.
Bon ! sourit-il, presque affectueux, en lui caressant les cheveux. Vois-tu, sœurette, lorsqu’on écrira l’histoire de mon règne, on datera de ce soir mon avènement. »
Nous pouvons tout d’abord remarquer que le point est moitié moins utilisé dans la traduction alors qu’il est largement présent dans le texte source, à raison de sept occurrences contre quinze. Il est soit absent, soit remplacé par d’autres signes. On a donc, avec la narration entrecoupée de dialogues, parfois l’impression d’une très longue phrase.
D’autre part, à l’instar du point d’interrogation ou du point d’exclamation souvent utilisé comme une virgule dans la traduction, nous avons cette fois-ci un tiret cadratin qui suit le point d’exclamation. Encore une fois, cette ponctuation, pourtant inexistante dans le texte source, contribue à alourdir le récit, car elle n’est pas forcément la plus lisible ni la plus pertinente. Elle semble davantage encombrer le texte que le servir, d’autant plus qu’il s’agit là d’une réplique et non de la narration. Conserver le point tel qu’il figure dans la version originale aurait sans doute été un bien meilleur choix en matière de fidélité.
On peut également reprocher un manque de clarté dans la formulation « si tu me manques », qui peut être mal interprétée, voire incomprise par les lecteurs. « You will not fail me tonight » devrait davantage se traduire par « Ne me déçois pas, ce soir. », ou par « Et gare à toi si tu me déçois, ce soir ». Employer des expressions ou des mots assez anciens peut être intéressant, mais cette méthode peut rapidement s’avérer dangereuse lorsque la clarté du texte est mise de côté au profit de la « belle prose », comme c’est hélas souvent le cas dans la traduction de Jean Sola.
Enfin, en ce qui concerne les dernières lignes, la façon dont les termes sont agencés en français rend le sens de la scène quelque peu différent. Si l’on cherche à déceler la symétrie entre le texte source et la traduction, on se rend rapidement compte, à l’instar de l’exemple précédent sur le bois sacré de Winterfell, que la construction est complètement différente :
Le traducteur a, une fois encore, préféré entasser plusieurs indications dans la même phrase en les séparant uniquement par des virgules : la réponse, le sourire, le semblant d’affection, la caresse. Par ailleurs, dans le texte original, seule la caresse des cheveux est censée paraître presque affectueuse, alors que dans la traduction, c’est plutôt le sourire qui donne cette impression.
Ces choix ne sont pas sans conséquences : le Viserys de la version française paraît beaucoup plus enjoué qu’il ne l’est dans le texte original, où son sourire n’a rien de rassurant et où la pause entre « Good. » et le reste rend sa réponse froide et réfléchie. On peut imputer cette déformation au nouvel agencement des mots en français, mais plus particulièrement au simple point d’exclamation rajouté par Jean Sola qui, à lui seul, change considérablement le ton du personnage. Il aurait été compréhensif de changer la ponctuation s’il s’avérait que l’effet rendu dans la traduction n’était pas le même que dans le texte source. Or, c’est ici l’inverse : la ponctuation entraîne un éloignement évident avec le texte source. Cette décision est donc particulièrement discutable.
Le traducteur a, une fois encore, préféré entasser plusieurs indications dans la même phrase en les séparant uniquement par des virgules : la réponse, le sourire, le semblant d’affection, la caresse. Par ailleurs, dans le texte original, seule la caresse des cheveux est censée paraître presque affectueuse, alors que dans la traduction, c’est plutôt le sourire qui donne cette impression.
Ces choix ne sont pas sans conséquences : le Viserys de la version française paraît beaucoup plus enjoué qu’il ne l’est dans le texte original, où son sourire n’a rien de rassurant et où la pause entre « Good. » et le reste rend sa réponse froide et réfléchie. On peut imputer cette déformation au nouvel agencement des mots en français, mais plus particulièrement au simple point d’exclamation rajouté par Jean Sola qui, à lui seul, change considérablement le ton du personnage. Il aurait été compréhensif de changer la ponctuation s’il s’avérait que l’effet rendu dans la traduction n’était pas le même que dans le texte source. Or, c’est ici l’inverse : la ponctuation entraîne un éloignement évident avec le texte source. Cette décision est donc particulièrement discutable.
Cette propension à fusionner des phrases se retrouve régulièrement dans le roman. Une poignée de phrases dans le texte source ne deviennent parfois qu’une ou deux dans la traduction. Je dispose d’autres exemples, mais je m’abstiendrai de les lister ici, pour ne pas rendre cet article trop long.
Nous avons donc pu voir, à travers ces quelques extraits, que Jean Sola n’hésite pas à s’éloigner de la construction du texte source pour l’adapter à son goût. Il est difficile de trouver ces choix pertinents, car ils desservent bien souvent la compréhension du texte et modifient la perception de l’histoire de manière significative.
Le rythme du récit n’est malheureusement pas le seul élément impacté dans la traduction : en comparant la version originale et la version française, on peut observer de nombreux rajouts et omissions, ainsi que des écarts surprenants. En voici un exemple :
“Are they dead?” Royce asked softly. “What proof have we?”
→
— S’ils sont morts, répliqua doucement Royce, et rien ne prouve que ceux-ci le soient.
“Are they dead?” Royce asked softly. “What proof have we?”
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— S’ils sont morts, répliqua doucement Royce, et rien ne prouve que ceux-ci le soient.
Dans la version originale, le personnage pose deux questions très simples et très directes. Or, dans la traduction, ces questions se transforment en une affirmation chargée de sous‑entendus. Si le personnage reste effectivement incertain que les sauvageons soient morts, la traduction lui donne cependant un ton totalement différent. En version originale, il est hésitant, incertain, et cherche l’avis de quelqu’un de plus expérimenté que lui. En version française, il paraît sûr de lui et semble se satisfaire de sa propre opinion sans chercher à savoir ce que pensent les autres. Or, si George R.R. Martin avait voulu qu’il adopte cette attitude, il la lui aurait donnée lui-même dans la version originale. Il s’agit donc d’une flagrante prise de liberté effectuée par le traducteur.
Cet autre extrait est lui aussi déroutant :
Hormis la construction de ces phrases complètement bouleversée, on remarque que le rire de Theon Greyjoy a été mis en relation avec son apparence physique alors qu’ils ne sont absolument pas associés dans le texte source. Le choix du verbe « jurait » est d’ailleurs discutable. L’ajout de l’adjectif « gros » pour qualifier le rire de Theon n’était pas nécessaire non plus, et la formulation « tout amusait ses dix-neuf ans » peut être qualifiée de surtraduction, tant elle est inutilement alourdie par rapport au texte source, et surtout par rapport à l’usage actuel du français. Personne ne s’exprime d’une telle façon aujourd’hui.
À travers ce troisième article, nous avons pu constater que beaucoup d’éléments qui ne figurent pas dans le texte source ont été rajoutés dans la traduction, de même que de nombreuses phrases simples dans le texte source disparaissent dans la traduction. Soit on rallonge, soit on raccourcit, soit on complexifie, soit on change de registre. Nous pourrions presque en venir à nous demander si l’objectif n’est pas parfois de ressembler le moins possible au texte source, ce qui est tout de même un comble lorsque l’objectif est de traduire un texte, et non d’en faire une adaptation.
Les critiques et polémiques autour de la traduction de Jean Sola semblent donc justifiées. Cela étant, il reste encore un autre sujet sur lequel nous devons nous pencher : la traduction des termes spécifiques. Ce sera le thème de mon prochain article, et croyez-moi, il vous réserve quelques surprises !
À suivre…
Bonsoir,
Je viens de tomber sur ces articles et j’avoue m’être vraiment pris dans leur lecture. Ma seule expérience avec Le Trône de Fer à été il y a un certain nombre d’années avec la lecture du premier tome, qui m’avait convaincu qu’il s’agissait là d’une œuvre ancienne à mettre au côté des vieux classiques de la littérature auquel je suis désespérément imperméable, malgré la grandeur que je leur reconnais volontiers. Je comprends mieux la dissonance entre mon ressenti et la popularité de l’œuvre.
En même temps, j’en viendrait presque à m’en vouloir de ne pas adhérer au style de Sola. Je n’y connais rien en littérature et encore moins en traduction, mais je ne peux pas me libérer du sentiment nostalgique qu’il s’agit là du genre de plume qui ne peut malheureusement que disparaître avec le temps, que j’en apprécie à titre personnel la lecture ou non.
Et donc, je me demande ce qu’il en est du projet de mémoire évoqué dans les articles ? Je serais bien curieux de la lire dans son intégralité s’il est un jour disponible au public !
Merci de votre travail, et bonne soirée.
Bonjour,
Je vous remercie de votre commentaire ! J’ai reçu à ma grande surprise un bon nombre de messages de ce genre, et je continue d’en recevoir malgré le fait que l’article le plus « récent » commence déjà à dater… il m’en reste normalement deux autres à préparer, mais je peine à trouver le temps de le faire, à présent que ma carrière de traductrice semble avoir vraiment pris son envol. Pour tout vous dire, mon calendrier est déjà plein à craquer jusqu’à fin 2025 ! Je ne m’en plains pas, bien sûr, mais c’est vrai qu’il me reste donc peu, pour ne pas dire pas du tout de temps pour me consacrer à ces projets annexes. Au vu du petit succès que rencontrent ces articles, je suis tentée de reprendre mon mémoire et de le peaufiner (car j’avais alors une limite de pages, même si je l’avais déjà allègrement dépassée) pour, pourquoi pas, tenter de le faire éditer. Je me demande seulement si cela ne poserait pas des problèmes au niveau des droits d’auteur, puisque je reprends des passages entiers de ces romans. J’espère arriver un jour à faire aboutir ce projet ! N’hésitez pas à me suivre sur mes réseaux (surtout Twitter et LinkedIn où je suis la plus active) si vous ne voulez pas louper l’info 🙂
Merci encore pour votre intérêt !
Vivement la suite! J’aimerai beaucoup consulter votre mémoire! M’étant lancé récemment dans la lecture du Trône de Fer, la traduction et le style m’ont tout de suite stupéfaits par la complexité et les mots tellement archaïsants au point que certains n’apparaissent même dans aucun dictionnaire. Et je suis pourtant un adepte des belles tournures de phrases et des expressions légèrement désuètes, mais là ça a été un choc. Cela rend la lecture plus difficile, moins fluide, on y perd en rythme. Je me demandais si la version originale était écrite de cette manière, cela me semblait assez étrange. C’est par ailleurs en me renseignant sur la traduction que j’ai découvert vos articles ou bien sur le site de la Garde de Nuit. Je comprends maintenant mieux beaucoup de choses, un grand merci à vous pour ce travail, et surtout l’avoir rendu public. Malgré le fait que certains noms propre, notamment des noms de famille soit traduits et pas d’autres, je dois reconnaître un certain génie à M. Sola pour certaines traductions comme Port-réal, Vivesaigues, Lancehélion Peyredragon ou bien Accalmie qui sont pour le coup du génie (quid de Winterfell?). Je me tournerai peut-être vers la traduction catalane de la série, la lecture en anglais ne me procurant pas autant de plaisir qu’en français ou en catalan, en espérant qu’elle soit plus fidèle à l’œuvre originale!
J’imagine que l’on aura droit tôt ou tard à une traduction plus fidèle, mais quand? J’ai acquis l’édition illustrée de la première intégrale de la série, dont la traduction a été révisée avec le concours de la Garde de Nuit mais il me semble que seuls certains termes comme loup-garou et certaines erreurs grossières sont concernées. Ce n’est donc pas une refonte totale comme cela serait à mon sens nécessaire au vu de tout ce que j’ai pu constater jusqu’ici .
Merci pour ce commentaire, il me fait très plaisir ! Comme j’ai déjà pu le dire sur ce site ou par mail, j’ai remarqué que je recevais beaucoup de messages dans le même genre que le vôtre, à ma grande surprise, et je me demande de plus en plus si je ne devrais pas essayer d’étoffer mon travail pour le proposer à des maisons d’édition qui pourraient être intéressées par ce genre de texte. Mon mémoire deviendrait ainsi un petit essai, et serait donc accessible à tous ceux qui aimeraient le lire en entier. L’idée me tente, mais il faut encore que je puisse y arriver. N’hésitez pas à me suivre sur mes réseaux, surtout sur Twitter (@ELGTraductions), si jamais un jour j’annonce qu’une publication est envisagée 🙂
Merci pour ces trois articles passionnant ! Ils sont comme une pluie rafraîchissante sur le brasier de frustration et d’exaspération dans lequel la traduction de Jean Sola nous consume sûrement pour l’éternité… Je m’amuse à imaginer l’éditeur lire la première page de traduction, lever les yeux au ciel et laisser tomber mollement le livre sur le côté en pensant « de toute façon personne lira ce machin et le mec prends pas cher ». Quelques années plus tard il est « l’homme qui a loupé la trad de Game of Thrones », Jean Sola décéde, il se fait virer se console en regardant la dernière saison de GOT et là nouvelle déception… Mais plus sérieusement avez-vous écrit le quatrième article sur les néologismes de l’œuvre ? Je serais très curieuse de le lire !
Bonjour et merci pour ce commentaire, il me fait très plaisir !! J’ai encore prévu de publier deux derniers articles qui résument d’autres aspects de mon mémoire, mais je peine à trouver le temps de m’y atteler hélas. Cela prend du temps car les illustrations sont aussi de moi, et je m’occupe entièrement de la mise en page et de l’accessibilité sur différents formats d’écrans.
J’ai remarqué que je recevais beaucoup de messages dans le même genre que le vôtre (d’autres veulent même savoir si mon mémoire est disponible dans son intégralité quelque part, à ma grande surprise), et je me demande de plus en plus si je ne devrais pas essayer d’étoffer un peu mon travail pour le proposer à des maisons d’édition qui pourraient être intéressées par ce genre de texte. Mon mémoire deviendrait ainsi un petit essai, et serait accessible à tous ceux qui aimeraient le lire en entier. L’idée me tente, mais il faut encore que je puisse y arriver. N’hésitez pas à me suivre sur mes réseaux, surtout sur Twitter (@ELGTraductions), si jamais un jour j’annonce qu’une publication est envisagée 🙂